La cuisine
Sire est un gourmand. Les bienfaits de la vie ne lui sont pas inconnus. Or, ce jour-là, juste après avoir lu le divin marquis, empaqueté dans une couverture écossaise, il avait grande envie de soleil, de lumière et de chaleur. Un désir culinaire le tarabustait, un désir précis, qui l’éloignerait du froid de son atelier, de la grisaille humide qui enveloppait l’Ardèche. Il se dit aussi que se mettre au fourneau lui ferait profiter de la douceur du poêle et réchaufferait ses mains glacées. Il trouva quelques légumes encore vifs, dans le cellier, un morceau de mouton qu’il sortit du congélateur et se désespéra devant le placard aux épices, en manque de celle qui lui aurait procuré le comble de sa jouissance. Malheureusement, la neige empêchait toute éloignement de Buisson vers les temples de l’épicerie.
Il remonta dans son atelier, regardant avec un air de dédain le blanc de la terre se confondre avec le gris du ciel, et prit une toile, petit format, sens de la hauteur. Il la posa sur le chevalet et imagina le Maroc, qu’il avait visité avec Anne-Marie au printemps dernier. Sire pénétra sur la toile par le bas et commença son errance à travers la citadelle. Les ruelles se coupaient à angle droit, contournant des habitations aux tons qui, déjà, commençaient à le réchauffer. Il avança pas à pas, brique après brique, Dédale de son imaginaire, maçon méticuleux. Le labyrinthe fit d’abord le tour de la toile, dont il emplit les bords avant de se rapprocher du centre. Enfin, il cerna d’un mur de moellons épais un petit espace qu’il planta de deux magnifiques palmiers, au vert si tendre. Il prit son rouge le plus dense, le plus chaud, le plus méditerranéen et en emplit le petit enclos, comme on sème le carré d’un potager familial. Ce fut la touche finale. Sire l’admira pendant de longs instants, statufié dans sa couverture écossaise.
A la cuisine, il éplucha les légumes et posa sur la table un bouillon de poule, cuit la veille. Un peu d’huile d’olive, une sudation lente, du poivre des hauts plateaux d’extrême orient, la pincée de sel et, déjà, des parfums d’un ailleurs ensoleillé. Le feu était doux, Jean le laissa seul et remonta dans son atelier. Il se posa devant sa dernière œuvre et la contempla longtemps, immobile, comme en prière. Empêtré dans son châle, il sortit sa main dans le froid, la tendit vers la toile et, lentement, la plongea dans le carré rouge. Les marocaines qui, le dos courbé, avaient cueilli un à un les crocus et en avaient retiré méticuleusement les pistils, avaient déposé dans ce petit jardin leur précieuse récolte. Délicatement, Sire en prit une pincée, et la déposa dans une coupelle dorée. Il n’avait jamais vu safran si rouge, si riche en arôme, si précieux.
De retour à la cuisine, il fit glisser dans le pot son inestimable trésor pictural. Un tour de cuiller en bois transforma l’or rouge du Maroc en une intense couleur indienne. Le bouillon de poule dilua légèrement la teinte et le mouton, en petits morceaux, trouva doux de se blottir au creux des légumes. Le feu, toujours calme, athanor savamment dompté, entretint le désir de l’heureux peintre jusqu’au soir.