Sire et Auxerre
Aux nécessités de la vie plus qu'aux hasards, j'arrive à Auxerre à la fin du printemps 1951.Petite ville moyenne à peine 40000 habitants. Je suis devenu "étalagiste", derrière les glaces de mes vitrines je vois passer toute la ville. Quiétude, mer calme, silence, chacun se connait et s'épie, doit avoir la haine facile, chuchotements, bruits de petites choses qui circulent. Balzac a déjà merveilleusement décrit cet univers de petites boutiques, de boutiquiers, de notables, ceux-ci vivant dans le cercle fermé de la place de la cathédrale, maisons solides, seul endroit possible à vivre, vieilles familles, dynasties épuisées, vieux restes. En ville il y a le libraire " comme il faut" toujours en blouse grise qui vend des ouvrages pieux et de la littérature convenable. C'est un bon artisan. Son confrère sent le rad.soc., vend, lui, toutes les littératures avec un penchant pour les plus osées.
Tout autour de la ville: la campagne, omniprésente, maraichers et vignerons, la grande foire de la St Martin. Le patron me disait: "Sire, les paysans ont de l'argent, ils font la fête et sont prêts à dépenser leurs sous; il faut tout faire pour qu'ils les dépensent ici". Incroyable afflux de monde, les boutiques débordent largement sur les trottoirs, les bonimenteurs et camelots de toutes sortes auront ce soir une extinction de voix. Je n'imaginais pas une telle affluence, bruits, sur le foirail quelques bestiaux "ça sent la ferme!", paille souillée, maquignons en blouse. On y mange et on y boit beaucoup de vin! blancs de St Bris, de Chitry, de Chablis bien sûr, rouges de Coulange et d'Irancy. Gougères et andoullettes grillées vont éponger ce vin. On boit avec entrain, rouges et blancs, pas chers, quelques ivrognes seront bruyants tout à l'heure, mais à juste mesure, là aussi le bon ton, référence absolue le bon ton. Hypocrisie? certes.
Et là je suis un maître. j'ai plusieurs fois servi la messe à la cathédrale, vieux restes bientôt disparus du chaudron dans lequel en naissant je suis tombé. En retour jouissance d'une certaine considération, laissez-passer pour la cercle entrouvert :c'est si rare de trouver un "artiste" caramélisé de bon ton, d'autant que suite à de petits bruits qui circulent on va me demander, d'abord quelques prestations pédagogiques, puis me proposer un poste de maître auxiliaire d'enseignement du dessin.
Peu à peu les choses avancent. Cette première partie, en auxerrois nouveau, va s'achever par l'achat d'une belle demeure ancienne dans le quartier de la cathédrale ( il m'a fallu 20 ans pour la restaurer ) avec atelier de peintre s'il vous plaît. Là il va devenir un piège à mouches. Les petits jeunes en fin d'année bahutique ont oui dire qu'était arrivé un jeune peintre frais émoulu de l'atelier Leger. Certains se lièrent d'amitié. Il y avait Jean Herman ( devenu Jean Vautrin ) Jean-Pierre Risos, archetype du jeune bohême fils de famille, noyant ses rêves rimbaldesques dans toutes sortes d'alcool. Tous deux peu à peu devinrent des familiers de l'atelier, amitié, discours, il s'agissait là de trouver la meilleure façon de refaire le monde une fois pour toutes.
Une génération au dessus, des indigènes s'adonnant à l'art, en tout premier lieu François Brochet sculpteur, Jacques Dupuis décorateur et peintre, Didier Bigorre relieur, auxquels vont s'adjoindre Jean Garreau les arts de la table, et Paul. C.Dugenne rêveur et ami impénitent. Ensemble nous décidâmes de créer un groupe, le groupe de l'Arquebuse, baptisé à l'Irancy; j'en suis à l'heure actuelle le seul survivant.
Selon le terme employé par Jean Vautrin, je fis des enfants "en rafale" ( 6 ) , la maison ne manquait pas de place. Des habitudes se firent jour, dîners amicaux autour de notre table :véritables spaghettis-parties du dimanche soir avec les Brochet, agapes cérémonieuses très arrosées pour les fêtes carillonnées. Je ne servais plus la messe, je me contentais de monter à la tribune de l'orgue écouter Jacques Berthier, lequel ne se privait pas, en m'offrant à mon choix grandes fugues ou toccatas de Bach, de commenter avec un humour féroce les évènements du jour, une manière aussi bien que d'autres de célébrer la gloire des dieux.
Comment éviter de dire que le temps passait. Après avoir fait l'IDHEC, puis avoir été l'assistant de Rosselini, Jean Herman réalisera une trentaine de courts métrages et travaillera comme scénariste dialoguiste avec Michel Audiard avant de se consacrer à la seule écriture donnant ainsi naissance à Jean Vautrin ( à qui je dois le beau préambule du catalogue, ce dont je lui sais un gré infini ) De mon côté, devenu conseiller technique et pédagogique d'art plastique, en 1969 je réalisais mon voeu de créer un centre culturel voué à la formation dans de nombreuses branches des arts. Ce fut le CEDAAC. Avec le soutien financier du département et de la mairie, ce centre que fréquenta un large public, suscita une intense activité culturelle. Ce fut l'occasion aussi pour moi de faire appel à des personnalités dans différentes disciplines et de les faire venir à Auxerre ( certains s'y implantèrent ) Musiciens, Raphaël Passaquet, l'ami Jean-Claude Malgoire, des peintres et sculpteurs, Enrique Marin, Pierre Merlier, des gens de théâtre, Coline et Dominique Serreau, des photographes, Jean Clerc, et bien d'autres. Puis nommé à Marly-le-Roi, je quittais Auxerre en 1983 pour m'établir en région parisienne, pour une autre vie.....
Je vais sur ma 87eme année. Je peins toujours. Il y a 2 jours, j'ai signé ma 1902eme toile, il s'agit d'une nouvelle série, l'atelier du peintre.
Jean-Bertrand Sire - Novembre 2012